Table ronde n°1 - Quelques aspects du passé de l’Archevêché des églises orthodoxes russes en Europe occidentale

Par Nicolas Ross

A. De juridiction en juridiction…

Jusqu’en 1917

Au XIXe siècle les églises russes en Europe occidentale dépendent de trois instances: le métropolite de St.-Pétersbourg (subordination ecclésiastique), le Saint-Synode (nominations, contrôle) et le ministère des Affaires étrangères (nominations, contrôle, traitements du clergé).

1907-1911 : ces églises passent sous la juridiction de l’évêque de Cronstadt (Mgr Vladimir), auxiliaire du métropolite de St.-Pétersbourg. Les nominations se font sur sa proposition, après consultation des autres instances. Il assure les ordinations. Sa résidence est fixée à Rome.

En 1911, l’ordre ancien est rétabli.

1917-1940

Mars 1922 : Mgr Euloge, archevêque de Volhynie, est nommé par Mgr Benjamin, métropolite de Pétrograd, administrateur provisoire des paroisses russes en Europe occidentale (en qualité de vicaire du métropolite de Pétrograd). Il s’adresse à l’Administration ecclésiale suprême provisoire pour obtenir confirmation de ses pouvoirs (cet organisme est né en 1919, avec l’accord du patriarche Tikhon, dans le Sud blanc de la Russie).

5 mai 1922 : Le patriarche Tikhon dissout l’Administration ecclésiale, installée à Karlovtsy en Yougoslavie, qui reste cependant en fonctions. Il nomme Mgr Euloge, élevé à la dignité de métropolite, à la tête de toutes les paroisses russes en Europe. Mais Mgr Euloge refuse cette responsabilité, reste soumis à l’Administration ecclésiale en qualité de viceprésident, et se contente de la direction des églises russes en Europe occidentale.

1923 : Mgr Euloge s’adresse au Concile de l’Église russe hors-frontières en proposant la création d’une métropole autonome en Europe sous la juridiction du patriarche de Moscou, ce qui est refusé par Karlovtsy. La même année, l’Administration ecclésiale provisoire horsfrontières, présidée par Mgr Antoine de Kiev, proclame qu’elle constitue (provisoirement) le pouvoir suprême dans l’Église russe toute entière.

1925 : L’Administration ecclésiale se transforme en Synode épiscopal en conservant les mêmes pouvoirs. La même année (en novembre), le Synode reconnaît l’autorité du métropolite Pierre qui dirige l’Église de Russie à titre provisoire.

1926 : Rupture de Mgr Euloge avec le Synode de Karlovtsy, qui a retiré de sous sa juridiction ses paroisses d’Allemagne.
Mgr Euloge reconnaît l’autorité de Mgr Serge, locum tenens du Patriarcat russe. Celuici exige une déclaration de loyauté à l’égard du pouvoir soviétique de la part du clergé russe à l’étranger. Mgr Euloge accepte, mais sous la forme d’une renonciation à toute action politique antisoviétique. Il est soutenu par son Assemblée diocésaine à une très large majorité (quelques prêtres quittent alors sa juridiction).
Le Synode de Karlovtsy refuse la déclaration de loyauté et rompt avec le métropolite Serge.

1927 : Mgr Euloge est démis de ses fonctions par le Synode. Il s’adresse au patriarche de Constantinople, qui l’assure de son soutien et affirme ne reconnaître ni la décision du Synode de Karlovtsy, ni le Synode lui-même.
Le métropolite Serge, de son côté, considère la déclaration proposée par Mgr Euloge comme insuffisante et fait pression pour qu’on revienne au texte initial.

1930 : Mgr Euloge participe en Angleterre à une réunion œcuménique de soutien à l’Église russe persécutée. Le métropolite Serge demande des explications. Mgr Euloge n’exprime aucun regret. Il est démis et remplacé par Mgr Vladimir de Nice, qui refuse le poste. L’Assemblée diocésaine demande Mgr Eloge de rester. Celui-ci essaye d’obtenir du métropolite Serge l’autorisation de prendre la tête d’un diocèse « provisoirement autonome » regroupant les paroisses russes d’Europe occidentale. Refus de Mgr Serge, qui l’interdit a divinis et transfère ses paroisses au métropolite Euléthère de Lituanie.

1931 : Mgr Euloge s’adresse alors au patriarche de Constantinople (Photios), qui accepte à titre provisoire ses paroisses sous sa juridiction sous la forme d’un Exarchat, avec maintien d’une autonomie interne et de statuts propres, inspirés des résolutions du Concile de Moscou (1917-1918). Un évêque (le très respecté Mgr Benjamin) et quelques prêtres restent fidèles à Moscou. Naissance de la paroisse de la rue Pétel.

1935 : Le contact avait été maintenu entre Mgr Euloge et Mgr Antoine. En 1935, il se rend au Concile de l’Église synodale à Karlovtsy et signe un accord avec le Synode. 1936 : Cet accord, qui réduit fortement l’autonomie de la juridiction de Mgr Euloge, est rejeté par son Assemblée diocésaine. La rupture avec l’Église synodale est consommée.

1940-1944

Période douloureuse, marquée par des relations difficiles avec les autorités d’occupation. Nos paroisses se trouvant sur le territoire du Reich sont transférées à l’Église hors-frontières. Le métropolite Séraphim, qui représente cette Église à Paris, tente d’obtenir des autorités allemandes la liquidation de notre Exarchat.

Des membres de notre clergé sont arrêtés, comme Mgr Alexandre, archevêque de Bruxelles, le père Sylvestre (futur archevêque), le père Vassili Zenkovski. Mère Marie (Skobtsoff) et le père Dimitri Klépinine sont déportés. Mgr Euloge est convoqué et interrogé à la Gestapo.

Après l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, Mgr Euloge espère un temps une renaissance de la vie religieuse dans les territoires occupés et la libération prochaine du peuple russe du joug bolchevique. En septembre 1941, il appelle ses paroisses à aider les église russes de l’Est par des collectes d’icônes, de livres et de vêtements liturgiques. Ces espoirs seront vite déçus et se reporteront sur l’Église patriarcale russe, remise en selle par Staline.

1944 - 1946

1944 : Le 20 novembre 1944 visite (secrète) de Mgr Euloge à l’ambassade d’URSS. L’ambassadeur Bogomolov lui promet une invitation pour le Concile de l’Église russe, qui doit élire le nouveau patriarche (janvier-février 1945).

1945 : L’invitation est arrivée après la fin du Concile. Le patriarche Alexis écrit à Mgr Euloge et lui propose un retour dans le sein de l’Église russe sans obligation de repentir.
En août 1945, le métropolite Nicolas (de Kroutitsy) reçoit Mgr Eulège dans l’Église russe patriarcale et concélèbre avec lui et de nombreux membre de son clergé rue Daru.
Il s’adresse ensuite à l’Assemblée diocésaine en brossant un tableau idyllique de la situation de l’Église en URSS. Une majorité de délégués conduits, entre autres, par le professeur Kartachev et le père Vassili Zenkovski, reste sceptique. L’Assemblée exige des garanties concernant l’autonomie du diocèse et considère comme indispensable un congé officiel de la part de Constantinople. Mgr Nicolas promet l’autonomie et affirme que Constantinople est déjà d’accord .
En attendant, Mgr Euloge se considère comme l’exarque des deux patriarches, et c’est celui de Constantinople qui reste mentionné dans les célébrations.

1946 : le 8 août, mort de Mgr Euloge. Le 14 août, on informe officiellement Mgr Vladimir de la nomination du métropolite Séraphim (transfuge au Patriarcat de Moscou de l’Église hors-frontières) à la tête de l’Exarchat.

1946 - 1993

1946 : Mgr Vladimir (Tikhonitsky), soutenu par son Assemblée diocésaine, refuse de quitter la juridiction de Constantinople sans congé du patriarche. Il est élu à la tête de l’Exarchat et le dirige jusqu’à sa mort, en 1959.
Dans les années d’après-guerre, Mgr Vladimir tente un rapprochement, qui échoue, avec Mgr Anastase, métropolite de l’Église russe hors-frontières.

1960 : Élection de Mgr Georges (Tarassoff), notre dernier archevêque né et éduqué en Russie (1960-1981).
L’idée de la nécessité de la création d’une Église orthodoxe locale commence à trouver des partisans de plus en plus nombreux dans les années 1960, en particulier parmi les jeunes (mais ils sont encore largement minoritaires).

1966 : Le 26 décembre 1965, Mgr Georges est informé par le patriarche Athénagoras qu’il « [le] confie, son clergé et ses fidèles au souci et à l’amour paternel du patriarche de Moscou » et qu’il « ne doute nullement que l’archevêque Georges entrera en temps voulu en rapports avec le patriarche Alexis pour régler ses affaires ».
En février 1966, l’Assemblée diocésaine décide de la création d’un diocèse indépendant. On continue à espérer un accommodement avec le Patriarcat de Constantinople (avec lequel l’intercommunion n’est pas interrompue).

1971 : Retour sous la juridiction de Constantinople, mais en qualité de simple diocèse des églises russes en Europe occidentale, rattaché au patriarcat de Constantinople « par l’intermédiaire du métropolite [grec] de France ». Ce dernier devait désormais présider les Assemblées extraordinaires de l’Archevêché.
De plus en plus de voix soulignent la nécessité de la mise en place progressive en Europe occidentale d’une église orthodoxe locale entièrement maîtresse de son destin.

1974 : Motivé par une lettre d’Alexandre Soljénitsyne appelant à la réconciliation et au rétablissement de l’union entre les trois branches de l’Église russe, le IIIe Concile de l’Église hors-frontières s’adresse à l’Archevêché en lui proposant de se rencontrer pour ébaucher un dialogue « en tout temps, en tout lieu, à n’importe quel niveau ».
Refus de l’Archevêché, qui considère qu’un dialogue n’est possible qu’avec une Église en communion avec l’ensemble du monde orthodoxe. Cette communion, pour l’Archevêché, ne peut se réaliser qu’au travers du Patriarcat œcuménique.

1981 : Décès de Mgr Georges (Tarassoff) et élection de Mgr Georges (Wagner).

1988 : Célébration à Paris et ailleurs, en coopération avec l’Église hors-frontières, du millénaire du baptême de la Russie. Début de contacts amicaux avec l’Église de Russie.
Mgr Georges déclare (allocution du 29 mai 1992) : « Nous sommes persuadés que la fidélité à nos sources historiques et la réalité de l’enracinement ne doivent pas exclure l’une de l’autre ».

1993 : Décès de Mgr Georges (Wagner) et élection de Mgr Serge (Konovaloff).

De 1922 à 1993, nous avons changé 11 fois de situation juridique. Nous avons dépendu du Patriarcat de Moscou, de l’Église hors frontière, du Patriarcat œcuménique (en tant qu’Exarchat et en tant que simple évêché), et même de personne, entre 1966 et 1971.

Jusqu’au décès de Mgr Vladimir (1959), nous avons continué à rechercher les voies d’un rapprochement avec l’Église russe hors-frontières. Ensuite, considérant que des liens avec le Patriacat de Moscou n’étaient pas souhaitables à cause de la dépendance de l’Église russe d’un pouvoir athée et persécuteur, nous nous sommes orientés uniquement sur le Patriarcat œcuménique.

À partir de 1988, l’année du millénaire du baptême de la Russie (signe du Seigneur ?), les relations de l’Église et du pouvoir en URSS, puis en Russie, sont progressivement devenues ce qu’elles sont de nos jours dans la plupart des pays civilisés : équilibrées et courtoises. Elle ne dépend plus d’un pouvoir communiste athée et persécuteur qui nous la faisait fuir.

Depuis les années 1960, nos relations avec le Patriarcat œcuménique ont connu des hauts et des bas, et nous n’avons aucune certitude sur leur évolution dans l’avenir.


B. Certains traits spécifiques

À partir des années 1920, la majorité de nos fidèles furent des Russes de la classe supérieure ou moyenne éduquée. Beaucoup avaient choisi le camp des Blancs parce qu’ils refusaient un pouvoir communiste destructeur des valeurs spirituelles, sociales et culturelles de la Russie. Ils ont fondé nos paroisses. Nous sommes leurs descendants, ce qui nous crée des obligations de mémoire et de témoignage.

Le processus d’intégration de nos communautés dans leurs pays d’accueil a été relativement important dès nos origines et assez constant jusqu’aux années 1950. Déjà, de 1906 à 1917, seuls 60% des mariages célébrés rue Daru ne concernèrent que des Russes. En 1930, on y célébra 63% de mariages entre Russes ; en 1938 - 56%. À partir des années soixante l’enracinement et les évolutions qui l’accompagnent se sont accélérés. En 1993, par exemple, seuls 11% des mariages rue Daru furent exclusivement russes. Mais, depuis, l’élément russe est plus abondant chaque année, ce qui nous rapproche progressivement de notre situation d’origine : il y eut ainsi 25% de mariages entre Russes (de France ou de Russie) en 2002

De tout temps, notre communauté fut pluraliste dans le domaine des idées, y compris dans le domaine des idées religieuses. Il y a toujours eu chez nous des conservateurs et des progressistes, dans des proportions variables. Mais plus que quiconque, et c’est notre cachet spécifique, nous sommes surtout les héritiers des courants réformateurs de l’Église russe du début du XXe siècle.

Nous avons été le cœur intellectuel de l’orthodoxie russe tout entière depuis la création de l’Institut St-Serge en 1924 jusqu’aux années 1960. Nous sommes les dépositaires et devons continuer à être les transmetteurs de cet héritage à notre Église mère.

Nos mouvements de jeunesse ont joué, et continuent à jouer, un rôle essentiel dans notre Archevêché. Proches de nos paroisses, ils ont profondément marqué nos mentalités et ont contribué, en particulier, à susciter de nombreuses vocations religieuses. Quelques-uns de ces mouvements ont pris racine et se développent activement en Russie. Ce qui nous crée également des obligations propres.

Nos premières paroisses francophones datent des années 1930 et nous fûmes dans ce domaine, avec la bénédiction de notre métropolite, des novateurs prudents, mais résolus. Cependant, à partir des années 1960, le combat pour la francophonie (qui aurait dû rester purement linguistique) se transforma en un combat idéologique. Certains, promoteurs d’urgentes évolutions administratives, culturelles et liturgiques, en accusèrent d’autres, d’être des partisans d’un conservatisme liturgique rigide et d’un repli identitaire obsolète. Depuis des décennies, notre clergé et nos fidèles sont ainsi divisés en deux camps hostiles dont le conflit constitue l’une des particularités les plus envahissantes de la vie de notre Archevêché. Il serait souhaitable d’en finir avec le climat d’intolérance qui régit les rapports entre nos courants internes.

Nous prétendons être particulièrement fidèles à l’orthodoxie universelle, mais nous sommes devenus la plus provinciale des Églises de tradition russe. Frileux dans nos contacts avec les communautés parentes des pays étrangers, nous sommes depuis longtemps contraints de nous ouvrir au monde orthodoxe extérieur avec la sanction d’un Patriarcat œcuménique dont la ligne directrice est définie par ses propres objectifs, souvent fort éloignés des nôtres.


En conclusion, je me permettrai de citer cette opinion d’Alexandre Soljénitsyne (exprimée en 1974) : «La seule voie juste est la voie qui mène à la fusion de toutes les branches de l'Église russe».

Une telle «fusion» nous permettrait de retrouver une stabilité juridictionnelle durable et de réaliser dans le cadre qui lui est le mieux adapté la mission spécifique que nous a confiée le Seigneur au sein de l'orthodoxie universelle.

Catégorie : Table ronde N°1

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