L’appel récemment lancé par le patriarche de Moscou, pour la création d’une Métropole autonome par la réunion des trois juridictions issues de l’émigration russe, a provoqué un débat qui, jusqu’à présent, ne m’a pas paru aller au fond des choses.
Aussi en tant que membre de l’exarchat et, plus généralement, orthodoxe d’origine russe, vivant en Europe occidentale, je me risquerais à apporter ma contribution. Il me semble que pour faire avancer le débat nous devons : reconnaître notre héritage et lui rester fidèles, être biens conscients de notre situation actuelle, examiner jusqu’au bout les propositions du patriarche de Moscou, imaginer un chemin possible vers l’église locale.
Nous devons assumer l’héritage que nous avons reçu de nos pères.
Nous avons reçu de l’Eglise Russe, qui nourrissait nos pères, et de nos prédécesseurs dans l’émigration, un immense héritage : la foi tout d’abord, mais aussi une vénération particulière pour nos Saints, Saint Serge, Saint Séraphin, puis Saint Jean de Cronstadt, Saint Tikhon…, une certaine façon de célébrer la liturgie, des mélodies issues de vieilles traditions (et malheureusement aussi de chants d’opéra italiens), un renouveau théologique et bien d’autres choses encore, parmi lesquelles de belles églises comme celle de la rue Daru, la cathédrale de Nice, les églises de Biarritz et de Florence, etc… Nous avons largement ouvert cet héritage à qui voulait bien s’y intéresser. Mais nous sommes, tout de même, comptables de cet héritage, et tous ceux qui y participent avec nous, le sont aussi.
Dans l’état actuel des choses, qu’on le veuille ou non, l’organisation de l’Eglise Orthodoxe en Europe occidentale est fondée sur des diocèses ethniques, rattachés à différentes Eglises autocéphales. (Pire, ces Eglises semblent se satisfaire pleinement de cette situation et aucun véritable progrès vers une organisation canonique ne peut être observé. L’assemblée des évêques est certainement une bonne chose, mais elle n’est en rien une instance ecclésiale. Et tous les efforts de la Fraternité, pour louables qu’ils soient, n’ont pas fait bouger d’un pouce la position des Eglises mères)
Dans ces conditions, le passage du Métropolite Euloge sous la juridiction du siège de Constantinople n’était légitime, que parce qu’il était dans l’impossibilité de faire autrement. Mais ne pas reconsidérer ce passage quand la dite impossibilité a disparu, c’est changer de juridiction pour convenance personnelle, attitude que j’ai toujours trouvé condamnable. Cet argument est paradoxal et peut être difficile à expliquer, mais pour ma part, je pense qu’il mérite mûre réflexion.
Certes, bien des chose ont changés, mais l’avenir de notre diocèse ne peut être réglé qu’en accord avec l’Eglise Russe (et aussi d’ailleurs avec l’Eglise de Constantinople), si nous voulons être fidèles à notre héritage.
Quelle est exactement notre situation actuelle ?
A écouter les arguments des uns et des autres, on finit par avoir l’impression que, rester dans notre situation actuelle, serait canoniquement juste et, répondre positivement à la proposition du Patriarcat de Moscou, serait verser gravement dans l’hérésie ethno-philétiste.
Mais quelle est donc notre situation actuelle? Nous sommes un diocèse (exarchat) ethnique (paroisses d’origine russe) en Europe occidentale, rattaché à un patriarcat, qui entretient par ailleurs, sur la même étendue géographique, des diocèses non moins ethniques (grecs) selon le principe territorial. On ne saurait trouver situation plus absurde au regard de la logique canonique, si l’on n’admet pas que cette situation est provisoire, et ne saurait se prolonger. Et le fait que nous ne soyons, peut-être, plus majoritairement russes ne change rien à l’affaire, il suffit de remplacer paroisses d’origine russe par paroisses “non grecques”.
Par ailleurs, il est tenu pour acquis que nous jouissons, vis-à-vis de Constantinople, d’une parfaite autonomie. C’est faux ; récemment, le Synode de Constantinople a interdit à feu l’archevêque Serge (Konovaloff) tout contact avec l’Eglise Russe. Par ailleurs, l’histoire récente a montré que la politique du Patriarcat de Constantinople, à notre égard, était surtout déterminée par ses propres relations avec le Patriarcat de Moscou. Naguère, le Patriarcat de Constantinople nous a retiré son omophore et nous a engagé à retourner dans la juridiction de Moscou, à un moment où cela était encore tout à fait impossible. Nous avons alors erré, sans aucun rattachement, pendant plusieurs années. Puis Constantinople nous a repris dans sa Métropole de France, sans aucune autonomie, tout en laissant croire, à l’intérieur de l’archiépiscopie, que cette autonomie était maintenue, dans une parfaite hypocrisie, entretenue des deux côtés d’ailleurs. Enfin, récemment, l’exarchat a été rétabli, sans doute, cette fois, dans le souci de s’opposer à des velléités de retour à Moscou.
Enfin, je crois observer que le Patriarcat de Constantinople, auquel nous appartenons actuellement, est plutôt opposé l’idée de la création d’églises locales dans la diaspora. La déposition de Métropolite Iacovos aux USA me confirme dans cette opinion. (De l’avis général, son remplacement était motivé par son action en faveur du regroupement de toutes les juridictions existant en Amérique en une seule Eglise). Je comprends néanmoins parfaitement que ce Patriarcat estime mieux assurer sa survie face à la pression des Turcs en gardant les diocèses de la diaspora grecque.
Au total donc notre situation actuelle n’apparaît satisfaisante ni sur le plan de la conformité aux canons, ni sur celui de notre stabilité, ni même sur celui de notre autonomie ou de notre avancée vers l’église locale.
Quelles sont exactement les propositions du Patriarche de Moscou ?
J’ai dit, tout à l’heure, que pour rester fidèles à notre héritage nous ne pouvions envisager notre avenir qu’avec l’accord de l’Eglise Russe. Ceci serait très certainement douloureux, si cette dernière nous appelait purement et simplement à la rejoindre comme un diocèse ordinaire de cette Eglise, ainsi que semblent l’avoir compris beaucoup de membres de notre exarchat. J’avoue qu’une telle solution ne m’aurait pas paru souhaitable. Mais, heureusement, Moscou semble avoir parfaitement compris que nous avions maintenant notre propre vie, très différente de la réalité russe actuelle. (Au passage il faut noter que, aussi bien le diocèse de Souroge –diocèse du patriarcat de Moscou en Grande Bretagne-, que ceux de l’Eglise Russe hors Frontière, du moins en Europe Occidentale, paraissent avoir connu des évolutions peu ou prou semblables à celle que nous avons-nous même connu et vivent dans des problématiques voisines.)
Si j’ai bien lu le texte émanant du Patriarche, celui-ci propose de créer, à partir des trois juridictions russes, une Métropole autonome, fonctionnant suivant ses règles propres, autrement dit,sans changer nos règles de fonctionnement actuelles. (Au passage, quelle joie ce serait que de surmonter enfin le problème de l’existence des trois juridictions issues des russes qui a empoisonné toute notre vie !) Comble de bonheur, le Patriarche situe expressément cette démarche dans l’optique de l’Eglise locale.
J’analyse, pour ma part, cette proposition comme un évènement historique, dans ce sens que c’est la première action concrète d’une Eglise traditionnelle vers l’établissement d’une Eglise locale en Europe Occidentale.
Mais beaucoup disent que cette prétendue autonomie n’est que de la poudre aux yeux, qu’en réalité le Patriarcat de Moscou veut faire main basse sur notre diocèse, avec l’aide certainement du KGB, avec lequel la hiérarchie est pour le moins très proche, etc.… Bref, on ne peut absolument pas faire confiance à l’Eglise Russe qui est arriérée et liée a un état voyou (j’exagère à peine). A ce sujet je peux faire deux remarques.
La première est que la démarche actuelle du Patriarche est en parfaite harmonie avec la tradition historique de l’Eglise Russe. Les grands missionnaires russes, maintenant souvent canonisés, ont commencé par traduire les textes dans les langues locales (parfois les plus invraisemblables) puis ont semé les germes de véritables églises locales. Par la suite, en Amérique, l’OCA (Eglise Orthodoxe d’Amérique) a reçu l’autocéphalie, sans drames ni ruptures (il est vrai que le maintien d’une juridiction russe en Amérique constitue une entorse grave à la logique canonique), et l’autonomie a été conférée à l’église du Japon. Nous serions donc les troisièmes (ou énièmes) sur la liste.
La deuxième est que la confiance ne se décrète pas mais, qu’en l’occurrence, il n’est nul besoin de faire confiance à l’Eglise Russe. La création de la Métropole autonome ne pourrait se faire que par un accord public, dûment négocié, qui préciserait le contenu de l’autonomie et stipulerait qu’en cas de non observation des termes de l’accord, la Métropole retrouverait sa liberté. Cet accord devrait préciser en outre que la Métropole s’engagerait à répondre aux besoins des nouveaux émigrés russes, éventuellement avec l’aide de clercs, détachés du patriarcat de Moscou.
Imaginer un chemin possible vers l’Eglise locale.
Comme je l’ai déjà dit, je considère que cette proposition est la première action concrète, d’une Eglise traditionnelle, vers la création d’une église locale en Europe Occidentale. A partir de là, rêvons un peu.
Si chaque Eglise traditionnelle, qui entretient un ou des diocèses en Europe Occidentale, accordait l’autonomie à ces derniers, alors l’assemblée des évêques, qui ne serait toujours pas une instance ecclésiale, pourrait élaborer un projet à soumettre à la conscience de l’Eglise universelle. Ce projet pourrait prévoir un découpage de l’Europe occidentale en diocèses, qui seraient attribués à ses différents évêques. De plus, chacun d’eux, ou seulement certains, seraient investis d’une mission transversale, qui consisterait, sous l’autorité des évêques locaux, de s’occuper des paroisses ethniques issues de son église d’origine ainsi que des relations avec ladite église. Ainsi, l’assemblée des évêques deviendrait le concile de l’Eglise locale qui élirait un Primat.
Concrètement, par exemple, l’évêque résident à Lyon serait grec, issu du Patriarcat de Constantinople. Il gouvernerait son diocèse, le sud de la France, composé de paroisses de toutes origines : russes, grecques, serbes, roumaines, françaises, mixtes, etc… Par ailleurs, il s’occuperait, de façon fonctionnelle, des problèmes spécifiques de toutes les paroisses restées grecques de l’Eglise Orthodoxe en Europe Occidentale et des relations, de cette dernière, avec Constantinople.
Ce serait une organisation pleinement canonique et, de façon originale, pleinement adaptée au caractère multiethnique de cette nouvelle Eglise, ce qui lui permettrait de naître et d’exister, en pleine harmonie avec les églises traditionnelles.
Bien sûr, tout cela est un rêve, mais si l’on pouvait obtenir un consensus sur quelque chose de semblable, il serait beaucoup plus facile d’agir. Car il est plus facile d’avancer sur un chemin balisé, vers un objectif identifié, que de progresser vers un but flou par on ne sait quelle voie. Et surtout, le premier pas, serait fait.
Voilà, quels espoirs fous a déclenché, chez moi, l’initiative du Patriarche. On peut donc comprendre combien j’ai été étonné des réactions fades et pauvres de beaucoup de personnes. J’ai l’impression que les réactions sont purement émotionnelles, habillées a posteriori, d’arguments théologiques peu convaincants ou que beaucoup n’ont pas compris toutes les perspectives que pouvait ouvrir cette lettre. J’ai aussi l’impression que beaucoup de réactions sont déterminées par un rejet viscéral, et non rationnel, de l’Eglise russe, rejet dont il faudrait analyser les raisons profondes. Il serait dommage que tout cela occulte la perspective nouvelle qui s’offre à nous.
Séraphin Rehbinder